Conversation avec Joël Pourbaix

Publié le 12.09.2022

Paul Bélanger propose à Joël Pourbaix une réflexion, sous la forme d’appels en vers, autour de son recueil Nuit noire.

P.B.  « je dépose ma tête sur l’épaule d’une phrase… » 

J.P.  Le travail avançait lentement, trop lentement, je prenais conscience de la démesure du projet, l’écriture vient en quelque sorte dénuder et désarmer mes ambitions originaires. Mine de rien, le phénomène frappe de plein fouet la genèse du livre. Ce poème révèle en abyme une précieuse vérité : des mots savent se soustraire au poids de nos interrogations infernales et réussissent à faire leurs propres pas. Il y a de ces phrases qui instaurent une gravité nouvelle renversant mes vœux pieux. L’écriture est pourvue de clins d’œil et de sourires complices, solitude évanouie, les épiphanies de la joie surgissent parmi les virgules et les marges.

P.B.  Un premier silence sur la lune, à neuf ans

J.P.  Disons à 11 ans avec Apollo 11 en 69… Cinquante ans plus tard, j’ai écouté et lu les transcriptions intégrales des communications des missions Apollo dans le cadre du projet Nuit noire. Ces voix me furent de plus en plus présentes, les communications ont fait place à des conversations, là où naissent véritablement les silences… J’ai ainsi expérimenté à rebours ce silence lunaire inaugural, plus précieux me semble-t-il que la citation historique d’Armstrong sujette à une horrible usure.  Où que l’on soit, osons partager du silence. Cette force voyageuse entre les mots tissent l’espace-temps de nos vies.

P.B.  L’autobiographie et le cosmos; l’infiniment grand, l’infiniment petit; l’intime et l’universel

J.P.  Les intuitions concernant les liens entre le macrocosme et le microcosme ne manquent pas dans l’histoire spirituelle, mythique et philosophique de l’humanité. À mes yeux, la poésie participe à cette quête universelle de connaissance. Je suis toujours fasciné par cette idée que l’échelle humaine se retrouve, dimensionnellement parlant, à l’exacte intersection entre deux infinis. Mais traiter directement de cosmologie comme le fait Nuit noire risquait d’occulter ma tâche poétique! Heureusement, les réalités autobiographiques se sont imposées, mes expériences passées et présentes ressurgissent. La réappropriation de nos sens, de nos pensées, de nos lieux passe par une parole intime, celle-ci ouvre un dialogue entre l’humain et la nature. Les chapitres du livre auront cheminé jusque-là : le fameux point d’équilibre entre macrocosme et microcosme ne serait-ce pas la Terre elle-même ?

P.B. Nouvelles légendes du poète

J.P.  La parole poétique déplace aussi bien des montagnes que des grains de sable. L’un est l’autre. De tels pouvoirs demandent à mon avis une forme de discrétion, d’effacement, ne laissons que des empreintes derrière soi. L’ami Kafka n’est pas loin, Orphée non plus, lui, le modèle absolu, complexe, inépuisable. Je l’ai récemment croisé lors de mes promenades matinales, il apparaîtra dans un livre prochain…

P.B. Des associations, ou de la naissance des images

J.P.  La lumière et l’obscurité, indissociables phénomènes qui fomentent les langages primordiaux de la matière. Le dualisme gnostique creusa la chose à l’extrême, j’ai cru un temps pouvoir l’utiliser afin de revisiter mes propres polarités à la fois personnelles et universelles : l’ici et l’ailleurs, le chez-soi et l’exil, l’amour et la solitude. Mais au bout du compte, l’obscurité et la lumière nous habitent tous de leurs profondes racines. Les mots ne sont pas que des mots, ils bougent, s’ennuagent, font image, ils forment l’humus de nos intrications à la fois sédentaires et nomades.

P.B.  La description, l’arrêt du temps, le ralenti

J.P.  Un paysage désertique est un livre ouvert indéchiffrable, je m’arrête, médite ces millions d’années en apparence immobiles sous mes yeux. Les pierres parsèment mes voyages aussi lointains soient-ils. Météorites, galets ou simples poussières; l’élément minéral offre une méditation tactile qui déconstruit le soi-disant écoulement du temps. Je ne cesse d’apprendre comment caresser une roche; parfois, dans la paume, le frémissement des premières fois émerge tel un soleil.

P.B.  La mort de Jean Genet et les événements qui se répandent

J.P.  Mon enfance gavée de lectures encyclopédiques embrassait évidemment une vision naïve de l’Histoire où la chronologie et l’éphéméride sont reines. La partie du livre touchant à l’astronautique ne se prive pas de rejouer le tout! Ma mémoire intime s’immisce, soulève les descriptions trop lisses de la conquête spatiale, j’en fais une affaire personnelle en quelque sorte. Ainsi, le lien entre la mort de Jean Genet et la réunion des sept cadavres retrouvés en pleine mer après l’explosion de la navette spatiale Challenger en 1986 n’est plus le fait d’une bête coïncidence du calendrier. Le poème, en sa propre chute, crée ce lien, une étrangeté soudaine impose sa présence… Je ne pense pas ici à l’antiaméricanisme radical de Genest mais plutôt à sa présence toute langagière porteuse de vagues et de brume océanes, un espace intérieur infini sachant défier l’enfermement humain.

P.B.  La chute d’Icare et le poème

J.P.  J’ai fréquenté les deux copies du tableau La Chute d’Icare à Bruxelles dans les années 80, et c’est seulement maintenant que j’ose un texte envers Brueghel l’Ancien. Le poème trouve ici son lieu où se poser, au bout du chapitre Envols… Il accueille les ambiguïtés de l’oeuvre picturale et se les incorpore, Icare échappe peu à peu à son échec et d’un même souffle le poème trouve son élan final grâce à Dédale, le grand Absent, écoutons-le pour mieux voir et mieux lire.

P.B.  Deux mouvements : vers soi et hors de soi

J.P.  Écrire, sortir de soi, deviner l’étonnante architecture de nos incarnations, ce mouvement des mots et des pensées crée une porosité qui me rend apte à l’altérité, des présences bien concrètes bordent mon existence. Une fois hors de soi, aller vers soi devient une aventure. Apparitions, métamorphoses, multiples sont les chemins de l’égarement, qu’importe, pourvu qu’un poème manifeste la vérité d’une rencontre.   

P.B.  Naissance d’une image: un processus.
« Nous préférons marcher / encore marcher »

J.P. Le développement fulgurant de nos connaissances sur l’univers ne modifie aucunement le taux de barbarie et de bêtise ici-bas. Et les fabuleux poèmes écrits par chaque génération de poètes non plus. Mais nous continuons. L’immensité radicale de l’univers trouve peut-être son équivalence dans l’oeuvre d’art, le poème. Créer est un acte qui remonte à la nuit des temps, bien avant l’arrivée de la vie même, on ne doit pas s’arrêter. Le ciel aussi est le sol de nos pas.

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