Entretien avec Kateri Lemmens

Publié le 06.21.2021

Paul Bélanger s’entretient avec Kateri Lemmens au sujet de son recueil de poésie Passer l’hiver.

DSCF5795 - Version 2Que s’est-il passé entre Quelques éclats et Passer l’hiver? Publications savantes ou prise par le travail exigeant de jeune professeure d’université? Projets d’écriture?

La vie qui survient sans cesse et trop fort ? Une dispersion des luttes ? Mon indiscipline existentielle et artistique ? La vie de jeune professeure est belle et exigeante à elle seule et les circonstances de ma vie ont été particulièrement prenantes, voire éreintantes, mais l’écriture et les publications ne se sont jamais arrêtées et il y a eu mon essai sur le nihilisme et la création, des textes en revues et Retour à Sand Hill mon roman qui a été publié en France. Mais comme, avec l’enseignement et la charge de ma vie, j’ai peu de temps pour m’arrêter vraiment et écrire, l’écriture est là tout le temps, mais intériorisée (de sorte que dans ma tête, ça se passe en continu, écrire ou appréhender la vie comme si j’allais écrire ou devoir écrire) !

L’idée de Passer l’hiver m’a habitée pendant des années, après quelques commandes de poèmes, notamment pour Estuaire et Moebius, mais j’ai mis longtemps à trouver la forme et j’avais besoin de cette forme pour avoir le désir de l’écrire ce livre. J’avais une question très nette, ‘passer l’hiver’ (ou pas) ? et comment ? Et puis un jour, en marchant à Fredericton pour me rendre à un colloque, j’ai compris qu’il allait y avoir une section polyphonique, et quand j’ai enfin eu cette intuition d’une présence des autres (qui n’est pas étrangère au travail de la polyphonie dans le roman et qui a aussi un lien avec la pratique du dialogue avec les œuvres dans l’essai), j’ai enfin senti que ce livre avait assez de sens pour moi pour m’y mettre. Ce livre tient de la bataille pour écrire malgré tout, pour écrire contre le difficile… quand il est sorti, je disais, c’est mon livre avec les dents, parce que j’avais l’impression d’avoir serré les mâchoires envers et contre tout, avec lui, pour le porter jusqu’au bout, en mordant presque…

Dans Quelques éclats, le paysage joue un rôle singulier lié aux personnages. Tu parles d’ailleurs d’un récit. Comment relies-tu cette question du récit et de la poésie?

Je veux entrer par effraction dans la maison de l’écriture. J’aime les œuvres inclassables, désobéissantes, transgressives. Ça m’a toujours intéressée quand, en poésie, on trouve des personnages, du narratif, du récit, plusieurs voix ou même des passages plus essayistiques (je pense par exemple à l’ouverture de Une sorte de lumière spéciale de Maude V. Veilleux). Je ne crois pas aux taxinomies et je doute de plus en plus des genres ou si j’y crois, c’est sous la forme de défis pour la création, pour déjouer ou pour exploser et il me semble que la poésie rend cela possible, c’est un genre élémental, au sens de premier, qui peut être pratiqué d’une manière quasi ascétique, mais la poésie appelle pour moi la brisure, pas seulement dans la parole pour laisser resplendir le silence et ainsi les mots et ce qui tend leurs rapports, mais aussi dans les formes. Lire des poètes désobéissant.e.s et effronté.e.s représente un infini stimulant parce que je les sens libres et que, comme le disait Stig Dagerman, l’écrivain montre et fait comprendre le sens de la liberté. J’aime ainsi donc beaucoup que la poésie puisse être poreuse et, par exemple, s’approprier le matériau narratif, les histoires et les personnages et ainsi décentrer le sujet lyrique.

Passer-l'hiver_150dpiQuelle a été la circonstance à l’origine de Passer l’hiver? La rencontre avec Romain Renard; le dialogue du dessin et du poème, etc.

Peut-être pas une circonstance, mais des convergences ? Les années où s’est écrit en moi ce recueil ont été marquées par une forme de délitement existentiel, des deuils, des passages à vide et un hiver au fond de ma vie que j’ai traversé en lisant et en relisant un seul poème. Et ce moment-là est devenu ma question : comment passer l’hiver quand on peine à le passer ? Qu’est-ce qui nous permet de tenir (ou pas) ? Et cette question s’est portée de manière excentrique, hors de moi, vers les autres, vers d’autres êtres imaginés, vers d’autres poètes, d’abord, vraiment très fort Sylvia Plath (au sens où ‘comment échapper à Sylvia Plath?’, quelque chose de ce recueil veut fuir Sylvia Plath et finit par une tendresse ou un pardon), mais aussi József Attila, Marina Tsvétaïeva, Anna Akhmatova, Vladimir Maïakovski et d’autres encore : comment avez-vous fait ? qu’est-ce qui vous a tenu ? qu’est-ce qui vous a manqué ? Et au cœur de ce mouvement-là, il y avait la poésie et toutes nos relations poétiques, que peuvent-elles pour nous, comment brillent-elles quand il fait noir, quand il fait froid ? Ou comment échouent-elles ? Parce que je n’idéalise pas la littérature, la poésie, je sais qu’elle peut manquer au moment où on pourrait espérer qu’elle sauve, je sais qu’elle est une question redoutable parce qu’elle ouvre au sacrifice et à l’abandon des vrais êtres dans la vraie vie. Et ces questions-là m’ont tellement hantée parce qu’un des deuils que je faisais était : pourquoi la poésie n’a pas été là où moment où il aurait fallu, du côté de la vie, du côté de l’amour ? Et alors ce paradoxe, encore plus difficile à penser : mais elle a peut-être été là, avant ce moment-là où tout bascule, du côté des raisons de vivre ?

K LEMMENS Passer l'hiver-ouvertLa rencontre avec Romain tient de la magie du hasard ou de la chance! On a été présentés à la Boom de chez Alto au Salon du livre de Québec où il était avec un groupe d’écrivains de la Wallonie-Bruxelles (avec qui j’ai des affinités, mon papa vient de Belgique). La journée même, en errant dans les allées du Salon du livre, j’avais vu son Melvile et son travail m’avait non seulement soufflée, je m’y retrouvais, il dessinait mon monde, mon enfance… Son travail exprime comme nul autre que je connais la poésie de la nature sauvage, du ciel, la fascination pour les étoiles et les galaxies, pour les lacs profonds et les grandes forêts, c’est un univers d’obscurité et de lueurs si proche ! En échangeant, on a aussi découvert qu’on avait des mondes en commun (et ces mondes-là sont dans Passer l’hiver). Le désir de travailler ensemble a été décisif parce que j’ai toujours plusieurs projets en chantier (et très peu de temps de ce temps de création entier où on peut plonger dans un projet et le mener hors de l’intuition vers son aboutissement).

Je lui ai envoyé des poèmes, d’abord la première suite sur le deuil des mères et les forêts noires, Romain a répondu par des dessins, et plusieurs fois comme ça en cours d’écriture, des allers-retours. Certains des poèmes ont été écrits à partir des dessins, comme dans le moment juste avant ou juste après l’image, comme des prolongements imaginaires et sensibles, comme si les images ouvraient en chuchotant des espaces poétiques et des histoires à eux seuls. C’était aussi très beau de travailler en collaboration, d’arriver à une vraie rencontre artistique entre nos galaxies intérieures!

Le paysage, comme les personnages, semblent des allégories d’une relation au monde. Comment nommerais-tu cette relation au monde du poème?

J’ai eu un vrai choc quand j’ai commencé à découvrir les poètes américains des lieux, des paysages et de l’espace (même si c’est très réducteur de le dire comme ça), surtout James Galvin : quelque part, il y avait un chez-moi en poésie. Ce n’était ni provocateur ni hermétique ni embellissant, c’était comme une reconduction vers l’essentiel de l’expérience de la nature sauvage que je connais depuis que je suis enfant et qui est une des rares expériences qui m’abrite de manière un peu mystique (dans le temps sans temps de l’apparition en soi). Je trouvais des poèmes simples et profonds, denses et transparents tout à la fois. Or les poèmes sont, comme les paysages, des espaces d’apparitions et ils peuvent contenir l’essentiel de la manière poétique qu’à le monde d’apparaître à nous – ils en font leurs lueurs.

K LEMMENS Passer l'hiver-extraitDans Passer l’hiver, j’ai réalisé qu’il y a des multiples rapports aux lieux et aux paysages : disparition, effacement, ivresse, résurrection, sidération… Je pense que les êtres que j’écris font corps ou essaient de faire corps ou de réintégrer la nature sensible, l’animalité, la lumière. Les corps absorbent et reflètent les éléments, ils resplendissent d’images, de mots et de matière.

Je pense que nous sommes des êtres profondément et très anciennement climatiques, nos émotions sont souvent climatiques, notre désir est souvent climatique et cela est continu et sans fin : nous projetons nos émotions sur le monde et le monde irrigue nos émotions. Je crois aussi que nous avons des relations très anciennes, présubjectives avec les autres et avec les paysages, nous sommes ainsi constamment habités par des passés enfouis en nous, par des impressions dont nous nous ne nous souvenons plus, mais dont nous gardons la trace, je lisais justement quelque chose de très beau de Jaccottet à ce sujet, les poèmes me servent à recouvrer des expériences d’étonnement et d’émerveillement ou d’amour comme quand Duras écrit « aimer, c’est voir », les poèmes me servent à voir, à aimer, à sentir et quand ils font cela, je me sens un peu plus ‘vraie’ et vivante.

Plus généralement, étant donné l’oscillation entre prose et vers, comment vois-tu la nature et le lien entre les deux. Que permet le vers ou la prose?

Travailler le silence et ainsi la musicalité et le rythme ? La section intitulée «Passer l’hiver», est une polyphonie constituée d’apparitions de moments qui appartiennent à des êtres et à des temps très différents et, pour moi, bien distincts : chaque poème représente la réduction à sa densité d’une histoire ou d’un moment. Les variations entre vers et prose cherchaient à singulariser, à s’approcher de manières d’apparaître pour en capter une sorte d’essence très musicale. Toutes les voix ne sont pas également brisées. La voix centrale est cassée, éclatée dans le temps et dans l’espace où elle erre jusqu’à la toute fin de recueil, pour la rendre j’avais besoin du vers libre, mais plusieurs des voix de la section « passer l’hiver » apparaissent dans le temps, dans un surgissement qui serait le condensé poétique ou l’épiphanie d’un moment où tout bascule et me semblaient appeler des proses poétiques. Certaines autres voix de cette section étaient plus fragiles ou plus aériennes et ça ne fonctionnait pas dans des blocs plus fermés. Il y a vraiment un sujet lyrique poreux qui prend en charge les voix, mais cherche à dire les autres, à ne pas les oublier (c’est Akhmatova dans Requiem) et cherche à trouver leur musique, ce qui explique les nombreuses variations formelles. Mais tout ça, ce sont mes intentions d’écriture, et je trouve ça très beau, voire essentiel que les lectures du texte demeurent libres, vraiment libres, que la personne qui lise fasse apparaître l’univers et les images qui l’habitent elle au contact des poèmes. Que les poèmes fraient leur chemin même chez des personnes qui ne lisent pas de poésie (ça m’est arrivé notamment des jeunes lectrices) et qu’ils leur aient donné envie de découvrir la poésie, rien ne peut m’être plus beau. – K.L.

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Passer l’hiver était sur la liste préliminaire du Prix des libraires de poésie 2021.

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