Rencontre avec Gabriel Landry

Publié le 11.09.2021

GABRIEL LANDRY / L’OREILLE AU MUR
entretien par Paul Bélanger

Tu as publié en 2007 un premier livre, L’œil au calendrier, et maintenant, quelque 14 ans plus tard (comme un sonnet du temps), L’oreille au mur. On dirait bien que chacun de ces livres s’inscrit dans un projet plus large. Peux-tu nous en parler?

Cette « largeur », qui va finir par avoir l’air d’une largesse, n’était pas du tout prévue au départ. Elle est née du seul souci de poursuivre, de continuer. Et comme j’avais trouvé, avec L’œil au calendrier, une mouture à mon gré, un certain nombre de voies engageantes et de règles structurantes, je ne me suis plus guère posé de questions, si tant est que la chose soit avouable en ces matières.

Cela dit, quatorze ans après ce premier livre auquel je viens de donner une sœur jumelle, presque siamoise, on dirait en effet que les choses prennent l’allure d’un projet plus vaste. Et me voilà dans l’écriture d’un troisième volet. Mais je souhaite qu’il batte autrement contre le mur de la maison, celui-là.

Le premier livre appartient au regard, alors qu’ici c’est l’écoute. Prise dans tous les sens : écoute du paysage, écoute des voix, écoute de la poésie. Le mur qui sépare, des voisins, de la rue, mais aussi bien l’oreille à l’écoute du poème (Guillevic, Melançon, Montale…)

© Hélène Fontaine

Quelle place fais-tu à la lecture dans tes livres, à la poésie fréquentée?

Une place considérable. Je l’affirme après bien d’autres, mais il n’y a là aucune pose, aucune (im)posture ni jeu pathétique: mes devanciers innombrables et incomparables, je sais ne pas être à leur hauteur. Si j’étais ce poète que je reconnais en eux, je serais assurément le premier à le savoir! Et si j’avais gardé une once d’humilité chrétienne, je ne publierais rien. Toutefois ce n’est pas tant pour reconnaître ma dette que j’évoque telle ou telle oeuvre, c’est que la déprise d’avec elles est impossible et qu’elles traversent comme naturellement mon écriture. J’aime les vers plus que la prose, pour parler simplement – c’est là une distinction insuffisante –, même si je ne regrette pas, devant Illuminations ou La Nuit remue, qu’elles soient en prose! Mais les poèmes, les vers que je sais par cœur viennent sans cesse à mon oreille. (Ou : les vers que je sais par oreille viennent sans cesse à mon cœur.)

Oui, l’oreille, c’est l’affaire centrale. Et c’est sans doute le nœud de mes relations avec le poème. Le rythme, toute cette réalité complexe qu’on nomme ainsi, le nombre, le jeu des arrêts et des reprises, la syntaxe ou mieux encore le phrasé, le ruban qu’on déroule, la prosodie au sens où l’entendait l’incroyable Meschonnic, voilà ce qui m’a d’abord séduit dans les poèmes, bien avant la richesse de leur sens, bien avant la splendeur des images (et pourtant…) Pas de lecture véritable de poésie, pour moi, sans cette oreille à l’affût, même, et peut-être surtout dans les lectures silencieuses, comme dit Antoine Boisclair. L’oreille, c’est le siège de l’équilibre. Son dérèglement conduit au vertige.

Dans L’oreille au mur, tu évoques des promenades, des déambulations. Celles-ci tiennent autant de l’espace urbain fréquenté que des références poétiques rencontrées au « hasard » des pérégrinations. Et partant, un lien s’établit entre lecteur et marcheur, entre mémoire et écriture…

Je n’ai rien de très original à dire là-dessus, sinon que comme, pendant quinze ans, je marchais quarante-cinq minutes par jour pour aller au travail et en revenir, et que ce travail consistait souvent à aller parler de poésie à des étudiants, j’ai relu en marchant pas mal de vers, et en ai composé aussi un bon nombre.

Beaucoup de marcheurs ont vécu la même expérience que moi, et l’on n’a pas besoin d’écrire des poèmes pour éprouver toute marche comme un rythme, et tout déplacement assez long comme un itinéraire qui semble construire quelque chose, ou nous invite à le faire.

Pourquoi avoir choisi la forme du sonnet. Sonnet que tu déformes et réarranges, comme si tu voulais lui trouver une nouvelle pertinence, ou une nouvelle liberté. L’enjeu formel est prépondérant. Qu’en dirais-tu?

« Sonnet », c’est beaucoup dire, mais en effet, on ne peut pas ne pas y penser, vu que les petites compositions du livre ont toutes 14 vers, une sorte d’avatar, en somme, et vu que la forme canonique a suscité ce genre de production sérielle qu’on trouve dans mon livre. Cependant n’oublions pas ce que nous rappelle Jacques Roubaud, qui en a long à dire là-dessus, à savoir que le sonnet est une forme fixe des plus mobiles, qui n’a peut-être pas fini de muter.

Je suis attaché à une relative brièveté formelle plus qu’à telle ou telle forme, sonnet ou autre. Quand le poème ne dépasse pas la page, l’œil (cette fois, c’est l’œil qui prend la mesure) saisit immédiatement son objet de lecture, le circonscrit spatialement. C’est par exemple ce qui m’a plu dans le dernier livre (est-ce le dernier?) de Roger Des Roches, Faire crier les nuages (quel titre!), que j’ai lu récemment.

Donc en effet, quatorze vers répartis asymétriquement au fil de 196 petites compositions. Mais je ne voudrais pas que cela soit pesant. À l’intérieur de ce cadre, j’ai toute latitude quant aux mètres, quant aux coupes, quant aux frontières poreuses qui délimitent les strophes. On dit qu’on doit écrire contre soi-même… Je suis d’un naturel bavard, alors ce petit échiquier d’une ou deux centaines de cases syllabiques, ça m’a fait mettre un frein à une propension naturelle à trop dire.

Du reste, et là je me prévaux du droit de me contredire, L’oreille au mur met ensemble les petites compositions pour en faire de longs poèmes. Car certains de ces morceaux de quatorze vers ne se tiennent pas tout seuls comme poème. Ils sont les vestiges du premier projet de L’oreille, qui était un projet d’épigrammes, affaire dont m’a heureusement détourné ce qui me reste de conscience moderne.

Mélancolie et ironie cohabitent dans ces poèmes. Le narrateur a un point de vue amusé sur lui-même et ce qui l’entoure. Il insiste sur le fait que l’espace est minuscule, pas grandiose, mais habité par une conscience, un désir d’arriver au sens. D’aller plus loin malgré tout…

La mélancolie pèse, l’ironie met à distance. La première est bien involontaire, et loin de moi l’idée de la cultiver, de l’entretenir. Il se trouve simplement qu’au lieu d’être paralysante, elle agisse parfois comme un démarreur. Je me trompe peut-être, mais c’est ce qu’il me semble que j’ai en partage avec mes contemporain.e.s . Beaucoup de poètes que je lis ne l’appellent pas ainsi (il est vrai que ça peut faire « écriture artiste »), mais on dirait que c’est d’elle qui parlent, c’est elle qu’ils fuient, comme moi, chacun, chacune dans sa ruelle!

Quant au désir d’arriver au sens, je ne m’aventurerais guère dans cette voie autrement que par un traité de 196 dissertations de prose bien mûrie, inquiète autant que stoïcienne, mais je suis encore trop jeune pour tant d’autorité!

On ne manque pas de littérature sur la question. Jacques Brault s’est avancé exemplairement dans cette nuit du sens et du poème, en une cinquantaine de pages qui m’interdisent pour l’instant d’en rajouter, même avec l’excuse de m’exprimer spontanément!

Le décor de Hochelaga, voire le coin de la rue appartient donc, dans son détail, comme un point de rencontre universel, même si, ici, on déborde le quartier pour embrasser plus largement la ville.

La ville est une réserve inépuisable, cela va de soi. Elle offre par exemple toute une collection de noms propres, qui nous viendraient moins volontiers à l’esprit, quand on écrit, si nous ne les avions pas croisés dans nos déambulations. Charlemagne, Cobourg, Sabrevois, Mont-Joli, sans eux aux angles de la promenade, elle serait moins vivante.

Oui, je ne saurais écrire sans tenir compte (prendre la mesure) de mon espace-temps le plus immédiat. C’est la mémoire, celle des poèmes et celle du souvenir pérenne d’autres lieux, qui force la serrure de cet espace-temps dont je n’ai pas envie d’être captif.

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