Entretien avec Rosalie Lessard

Publié le 10.29.2020

Paul Bélanger, directeur littéraire au Noroît, s’est entretenu avec Rosalie Lessard au sujet de la parution de son nouveau recueil de poésie, Les îles Phoenix.

R LESSARD Les iles PhoenixAprès la publication de L’observatoire, qui t’avait valu de belles reconnaissances, voilà que tu plonges avec Les îles Phoenix, un livre fait de biographies miniatures et d’une « mémoire familiale », dans l’imaginaire de personnages. Quelle était l’intuition à l’origine ?

Pendant le congé des fêtes 2016-2017, j’ai écrit le poème qui donne son titre au recueil, « Les îles Phoenix », puis « Arboretum Morgan ». J’avais parcouru un article, plus tôt cet automne-là, sur Amelia Earhart ; l’article évoquait des découvertes archéologiques appuyant la théorie selon laquelle elle aurait survécu au crash de son avion. J’étais depuis longtemps conquise par l’indépendance de cette pionnière de l’aviation, par son audace. L’hypothèse qui la transformait en survivante a capté mon attention, et mon cœur. À cette époque, j’essayais de me relever d’un trauma, notamment en allant marcher en forêt, à l’Arboretum Morgan. Je lisais sur ce sujet, et je me suis vue imaginer un après pour Amelia, tombée du ciel ; dans un même souffle, je me suis vue écrire sur les sentiers de l’Arboretum, où j’avais plus d’une fois promené ma mémoire à l’arrêt.

Plus tard cette année-là, en octobre, l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo éclataient, et ouvraient, dans l’espace publique et en moi, les digues d’une parole difficile, souffrante, sur les violences à caractère sexuel et la façon dont on s’en remet. Tout un pan de la poésie des dernières années s’est mis à confier, dépeindre, analyser ces violences, et à contester la culture qui les permet ; je pense aux œuvres de Laurence Veilleux, Marie-Andrée Gill, Roxane Desjardins, Chloé Savoie-Bernard, Stéphanie Roussel, Natasha Kanapé Fontaine, Daphné B., Maude Veilleux, Emmanuelle Riendeau, pour ne nommer que celles-ci parmi toute une production flamboyante et émouvante, qui m’a touchée et accompagnée.

En construisant Les îles Phoenix, j’ai fouillé mon vécu et ma mémoire traumatiques. Cette démarche m’a entraînée du côté d’une mémoire familiale elle-même hantée par des violences à caractère sexuel, mais aussi par des deuils d’enfants. Puis j’ai eu envie d’ouvrir ma réflexion, de nouer un dialogue, à travers les livres, avec les « personnages » du présent recueil, qui sont en fait des personnes, qu’à l’image d’Amelia Earhart j’admire, des personnes que j’aime, qui m’inspirent. En cherchant des modèles, des exemples de résistance et de résilience, j’ai découvert cette communauté de survivant.e.s, ces battant.e.s, mon bataillon de l’espoir, qui fait mentir le malheur, et m’a injecté force, colère et lumière. J’ai eu envie de raconter leurs survies et les merveilles dont iels les ont peuplées, en espérant secrètement faire de même.

La narration est omniprésente dans le livre, chaque poème raconte une histoire. Comment vois-tu cet équilibre de la prose et du vers qui fait avancer une histoire?

Pour aborder l’après des violences et des traumas, il fallait déployer une temporalité narrative, camper l’avant, le pendant, pour qu’on comprenne bien le miracle des renaissances, qui est, lui, toujours d’une grande poésie à mes yeux. Et puisqu’il était souvent question de batailles, de luttes pour la survie, dans ces textes, l’épique n’était jamais bien loin, je pense. Par ailleurs, certains des poèmes présentent des événements tellement douloureux qu’il a fallu que la poésie s’ajuste à cette souffrance, qu’elle se dépouille, que le vers cède le pas à « la prose » ou au « prosaïque », si on veut. Les événements racontés, leur enchaînement et les sentiments et pensées qu’ils entraînaient chez mes « personnages » étaient chargés d’un sens aigu ; pour moi, il est vite devenu clair qu’il fallait que je laisse les événements dialoguer entre eux comme le font les images dans d’autres poétiques. Le dernier poème, « Base-de-roc », fait exception ; il brosse à grands coups d’images l’amour, l’amour qui reprend sur les décombres, et qui instaure une nouvelle temporalité, un nouveau chapitre, un nouvel avant.

Tu écris que la « parole rend compte des distorsions de la mémoire blessée et du long chemin parcouru par celles et ceux qui luttent pour renaître parmi les cendres. » Comme une réparation par la poésie ? Une réconciliation avec le monde ?

Le monde n’est pas rose, dans Les îles Phoenix ; son gris tire sur le très noir. Ça rend compte d’un effet du trauma : celui-ci risque momentanément, ou à plus long terme, de rendre hypervigilant.e, pessimiste, inquiet.ète, voire misanthrope. « Quand on a été en contact / avec un xénomorphe / voyez-vous, peut-être devient-on méfiant. » Le monde devient une dystopie. La terre est résolument cendrée. Les livres n’ont malheureusement pas le pouvoir de réparer, ni de réconcilier – je me demande même si c’est souhaitable, aujourd’hui. Si je célèbre les renaissances, mes préférées, ce sont celles qui prennent le monde à revers, celles qui mènent au militantisme, à l’art, à l’entraide, celles qui ouvrent des luttes à finir contre un monde en feu, producteur de brûlures et de cendres. Tout au plus, Les îles Phoenix témoigne d’une lucidité et d’une douceur nouvelles, qui surgissent à l’occasion, comme la poésie, après la violence. Et c’est une forme de consolation.

Dans L’observatoire tu te questionnais sur la façon dont l’imaginaire construit le regard ; ici, tu imagines des histoires à toutes ces femmes « croisées » dans une volonté de rendre à la réalité une présence oubliée ou jugée moins importante, comme celle de l’aviatrice. Comment a évolué ton questionnement ?

Mon féminisme s’est radicalisé, il faut le dire, et je crois que cela m’a ancrée davantage dans la réalité. Dans les poèmes les moins documentaires des îles Phoenix, l’imaginaire croise parfois, oui, les faits. Je crois qu’il permet souvent, par le fantasme, d’appliquer un baume sur des blessures et de rectifier des injustices. Par exemple, dans « Projet Lazare », je ressuscite « un personnage » mort en partie à cause d’une relation toxique. J’invente une rencontre future, sous le signe des privilèges partagés (à défaut d’être abolis) et des douleurs assoupies dans « Lettres à Annick Kayitesi ». J’imagine un vent ramenant des nouvelles de femmes disparues et des excuses végétales dans « Pessamit ». L’imaginaire me semble porteur de douceur, d’une douceur qui manque à la réalité.

Qu’espères-tu que la lectrice et le lecteur découvrent dans ton livre?

Dans le poème « Lost Horizon », je parle de l’effet de certains livres, « qui rompent notre solitude/ par l’écho qu’ils offrent/ à la nôtre. » J’espère que des lectrices.teurs entendront cet écho en lisant Les îles Phoenix. J’espère qu’iels s’en trouveront moins seul.e.s, ne serait-ce qu’un moment.

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