PAUL CHANEL MALENFANT / CHAMBRES D’ÉCHOS
entretien par Paul Bélanger
« Je suis un résistant, un vivant acharné contre les ravages du siècle, les fureurs universelles. », écris-tu. Cela donne-t-il le contexte dans lequel s’est écrit ce nouveau livre ?
Certes, cet interminable arrière-plan de pandémie a sans doute exacerbé en nous les affres du réel et l’angoisse qui en découle. Dans le sillage de ce Quelque chose noir obsédant – Noir c’est noir –, il est devenu plus difficile de penser poétiquement le monde, de le donner à voir et d’y déceler des strates de lumière bienveillante. La poésie est alors une forme de résilience devant la délectation morose et les grandes noirceurs. Un exercice de survie. Un acte de persévérance.
Au fur et à mesure que l’âge me déporte en marge de l’avenir, il me faut bien reconnaître et admettre que ça va mal, qu’il y a du mal, de la douleur sur la terre… En outre, depuis près de deux ans, l’ordre des jours est figé, monochrome. Le sens de la marche est perdu ; on ne peut plus avancer sur la ligne d’horizon.
Devant la colère, la révolte et l’impuissance face aux outrances de mon époque, la résistance est un appel à l’aide, à la solidarité avec l’autre, une forme d’être ensemble qui s’apparente à l’adresse du poème qui va vers autrui. «Je suis sur la place publique avec les miens…» écrivait Miron. Aux sites sinistrés du monde, le poète tente d’opposer tel éclat de beauté, une fraction d’étoile lointaine, un reflet pour éclairer la caverne, tel bonheur d’expression sur l’horreur de la dévastation. Des traces de l’éphémère devant l’éternité des trous noirs de l’univers qui béent comme de vertigineuses fosses communes.
Chambres d’échos semblent faire échos, en effet, à plusieurs aspects de ton travail poétique : la mémoire, le temps, l’entourage immédiat, l’enfance.
Ces Chambres d’échos m’apparaissent à la fois comme une halte et une sorte de carrefour où se réverbèrent au fil du temps tous les motifs – ces « mots actifs » – qui ont irrigué mes recueils antérieurs. Je tente d’y effectuer à la fois une distanciation et un approfondissement du roman familial qui hante ma poésie depuis ma venue à l’écriture ; d’élargir, programme d’échos, le spectre thématique qui, partant des airs de familles, reconduit aux affaires courantes du monde ; enfin, d’inscrire le poème en même temps que la passion du poétique qu’il exprime et la « pensée du poème », chère à Madeleine Gagnon, qui le nourrit.
«On dirait que l’enfance est partout», je cite très souvent cette petite phrase de Lionel Ray tant elle est active, leitmotiv obsédant de mon écriture. Omniprésente l’enfance, parce qu’elle constitue à mes yeux une véritable origine du monde, un réceptacle toujours vivant des sensations et des souvenirs, de ces correspondances sensibles qui fondent la parole poétique. L’enfance est le lieu de tous les désirs et de tous les possibles, elle crée l’univers en même temps qu’elle le découvre. J’y retrouve moins la nostalgie passéiste du temps perdu que la fraîcheur d’une innocence retrouvée, d’une disponibilité aux mots et aux choses, de la transparence sensorielle qui, dans le poème, les révèle et les assortit.
L’enfance est toujours présente, comme le fleuve. Comment vois-tu ces constances ?
Mon tout premier recueil, paru en 1976, s’intitule Poèmes de la mer pays.
En 1997, vingt ans plus tard donc, j’ai publié Fleuves, au Noroît, accompagné par ton vigilant regard, un livre qui a été récompensé par de nombreux prix (« Alain-Grandbois » – finaliste au « Gouverneur général du Canada – « Grand Prix du Festival International de poésie ») et qui est en quelque sorte devenu emblématique de ma présence en poésie québécoise.
Au plan de l’anecdote, moi l’enfant né dans les terres de l’arrière-pays, j’ai vu le fleuve – ici on dit la mer – pour la première fois à Trois-Pistoles, vers mes dix ans, en compagnie de mon père. Émerveillement. Saisissement. Depuis, le fleuve constitue pour moi l’équivalent géographique de l’espace mental, là où l’imaginaire disponible, ouvert, fécond, se tient à l’œuvre. Pays, page et paysage, le fleuve est l’espace privilégié de ma rêverie – au sens bachelardien de ce si beau mot –, celle de la pensée flottante qui se refuse à l’obstination de l’idée fixe. Elle s’apparente au clair-obscur de la veilleuse propice à l’épanchement fluide de la sensibilité créatrice d’images. C’est un état de veille, un étant, un état d’âme.
Alors, je suis le sillage indélébile du fleuve et je l’écris toujours. Ainsi, dans un livre à venir : « Je t’écris, fleuve, avec des mots qui viennent sur la page comme de la pluie sur la vitre, en quête d’échos et de lueurs, pour ne pas perdre ma voix dans l’énergie des métastases au cerveau de mon époque ; avec des étoiles aux yeux sans paupières des ordinateurs, où se confondent aux chevaux de manège, les états d’âme et les éclats d’obus. »
Tu as fait carrière dans l’enseignement. Quel lien fais-tu entre l’enseignant, l’écrivain et le poète ?
À vrai dire, cher ami Paul, je n’aime pas beaucoup l’expression « faire carrière » qui m’intimide par sa connotation ambitieuse de réussite sociale, d’ascension mondaine ostensible et avantageuse.
Pour moi, l’enseignement consiste en un patient apprentissage collectif de la pensée, cela que j’ai adoré et qui m’a fait vivre, m’a nourri au sens matériel et spirituel du terme.
La salle de classe, tout comme l’atelier, est un lieu humble propice à l’échange dynamique entre la lecture et l’écriture. La fabrique laborieuse du poème, l’observation de l’alchimie du sens et du verbe qui s’y épanouit, sont des gestes, des actes créateurs de l’âme énigmatique du langage. Et tout cela, à mes yeux, désigne une même activité contrapuntique, une seule manière d’être disponible à la vie de l’esprit.
Et ce énième livre au Noroît, que cela représente-t-il pour toi ?
Ce dixième recueil publié au Noroît confirme une fois de plus la chaleureuse et bienveillante hospitalité qui a toujours accueilli mes livres dans cette maison, ma résidence principale – ou mon foyer d’accueil ! – en poésie, depuis la parution du Mot à mot, en 1982. En quarante ans d’écriture – déjà ! – il s’est toujours agi d’un véritable accueillement, selon ce mot que j’aime de Philippe Jaccottet, c’est-à-dire d’un accompagnement tout aussi sensible que discret, attentionné, patient, soutenu par des regards vivants et animé d’une véritable passion du poétique.
Au Noroît, non seulement on publie des livres mais on se tient à l’écoute du parcours, de la démarche et de l’itinéraire intérieur qui les inspire, les fait surgir, les met au monde ; on convient qu’une œuvre se bâtit à travers des étapes parfois sinueuses, par bonds et rebonds, qu’elle est une quête plus encore qu’un achèvement, et cela, cette reconnaissance de l’écriture comme une pulsion rythmique, une pulsation dynamique, un progrès soumis à des intermittences, rejoint le sens même de ma présence à l’écriture, de ma raison d’être en poésie, de cette ferveur que je voue à l’exercice du simple « métier de poète » (Élias Canetti).
Paul Chanel Malenfant
Rimouski – Octobre 2021