VANESSA COURVILLE / LES MIRACULEUSES
entretien par Paul Bélanger
Un premier livre est un événement important. Comment vis-tu cela?
Je suis reconnaissante de la publication du livre Les Miraculeuses, mais, à mon avis, l’événement de cette première parution est la façon dont le processus d’écriture m’a placée dans l’avenir avant même son commencement. Camus écrivait, dans son premier carnet (1935-1942), que « deux ans ne sont pas de trop dans une vie pour réfléchir sur un seul point » ou encore qu’il faut « [s]’engager à fond. Ensuite, accepter avec une égale force le oui et le non ». Grâce à ce recueil de poésie, j’ai passé plusieurs années à créer un lieu bénéfique pour la création, ce qui m’apparaît comme un privilège, en ce sens où j’ai ainsi pu approfondir la manière dont j’habite l’existence. Le travail poétique, en ouvrant un espace de disponibilité et en investissant l’inconnu, m’a permis de saisir que je suis vivante, que la poésie est en moi et dans le monde.
Le projet t’a longtemps habitée, et a connu plusieurs transformations, sans doute. Comment cela s’est–il traduit dans l’écriture?
Au départ, je souhaitais écrire un roman. Il s’agissait d’une ambition curieuse, considérant que je suis une fervente lectrice de poésie et que mon regard sur l’existence est tout autant poétique. Je me suis donc questionnée afin de savoir pourquoi ce genre m’habitait pour finalement me rendre compte : il est omniprésent dans les palmarès et les suggestions de lecture des médias. Choisir la poésie était une manière d’entrer en résistance avec ces représentations pour donner à voir la vie autrement, même si, comme l’évoquait le poète Guillevic, dans Art poétique (1989), « […] quand l’histoire est finie / le roman s’écrit dans le poème ». Le livre de poésie Les Miraculeuses est un projet issu de ma thèse de doctorat, qui s’inscrit au sein des structures universitaires. Bien qu’à plusieurs égards ce projet refusait de se soumettre aux cadres rigides, tant sur le plan de la création que sur celui de la pensée, il n’en demeure pas moins qu’il devait répondre à certaines exigences du milieu dans lequel il prenait place. Lorsque l’équipe du Noroît a accepté le manuscrit, elle y a interrogé les passages plus explicatifs – le poème se passe d’explication – et notre dialogue a ajouté du mouvement afin de mener les images là où elles devaient arriver.
«Les Miraculeuses», pourquoi ce titre?
Il y a une énigme qui subsiste dans le titre et, à la lecture de ce dernier, nous sommes invités à nous demander : qui sont-elles ? Les Miraculeuses sont celles qui, après avoir baigné dans l’obscurité, choisissent désormais la lumière du jour, tout en se rappelant, comme le soulignait Roland Giguère dans le « Pouvoir du noir » (1966), que c’est précisément cette noirceur qui a permis de définir les contours de la clarté. Au départ, il y a une seule Miraculeuse, figure-guide de l’énonciatrice, qui s’efface dans la trame des poèmes pour lui céder l’espace. Au moment où l’énonciatrice côtoie l’aube, les filles commencent à surgir dans les poèmes, ce qui me permet de nommer les miraculeuses sous sa forme plurielle. Ces enfants naissantes n’ont peut-être pas encore entamé une traversée, mais elles se présentent comme un parti pris pour la vie et pour l’amour, toutes entières tournées vers l’avenir.
Le projet Les Miraculeuses semble tourner autour des filiations diverses, du corps à l’histoire, si l’on veut.
L’énonciatrice est habitée par un trou ancestral à l’intérieur du ventre. Ce mal-être profond, associé à l’enfant disparu en elle, la place en suspens au cœur du monde. Elle ne sait ni d’où elle vient ni à quelle communauté elle appartient. Plus encore, elle n’arrive pas à dire « nous », voire à songer à une existence commune.
Devant l’absence de filiation, elle retourne vers l’histoire – à la verticale – pour puiser dans les mythes. Les Miraculeuses rejoue celui de Lilith, cette femme née l’égale d’Adam et condamnée en enfer à donner le droit de vie ou de mort sur les nouveau-nés, mais le livre se positionne autrement par rapport au modèle originaire, qui demeure, malgré tout, un écrit au masculin. C’est bien par cette entrée en matière que l’énonciatrice arrive à mieux penser la figure de l’enfant perdu, qui l’empêche de vivre pleinement. J’emprunte à ce texte ancien, mais seulement pour mieux le détourner par la réécriture : la Miraculeuse, qui accompagne la narratrice dans sa quête initiatique, est plutôt un mythe intime qui échappe justement au sort de Lilith ; elle est surgissante, dans l’entre-deux, hors des pôles du bien et du mal, et continue de circuler avec sa horde de vivantes.
Cette mythologie intime de la Miraculeuse ne répond pas à la définition figée du mythe ayant une vaste dimension, laquelle s’adresse à un lectorat tout aussi vaste qui traverse les générations. Elle donne cependant lieu à une nouvelle lecture, personnelle, qui, en déplaçant le mythe ancien, permet aussi de repenser ses structures profondes et le lieu ambivalent d’où il émerge.
Dans le filon des poèmes, la Miraculeuse s’éclipse tranquillement, laissant à l’énonciatrice le soin des vivantes avec lesquelles elle devra apprendre à vivre, après avoir longuement fréquenté la mort. Elle lui lègue, d’une certaine manière, une filiation au féminin – à l’horizontale –, qui forme une communauté sororale à l’intérieur du livre de poésie. Les images de « fausses couches » et de « lignées foutues » témoignent d’une filiation qui ne vient pas de son propre corps. Elle apprivoise ces mêmes vivantes, parce que, au commencement, elle est attachée à sa douleur et elle arrive difficilement à s’en détacher, mais c’est bien à leur côté qu’elle découvre un espace sacré où cohabiter.
La forme de la tragédie semble aussi t’habiter. Quelle place occupe-t-elle dans ce livre?
Les Miraculeuses exprime un travail sur la forme de manière générale avec des poèmes en vers et en prose, courts et longs. Il y a également une variation des teintes dans les pages jusqu’à celle entièrement noire qui précède le poème final. Lors de l’écriture, je cherche à oublier mes références afin que les mots trouvent une forme qui les accueille avec justesse ou encore, comme l’écrivant George Didi-Huberman dans Essayer voir (2014), une « forme efficace où se lover ». À travers ceci, il y a aussi la présence de la tragédie, inspirée de l’exergue, où la Miraculeuse et l’énonciatrice s’échangent l’une et l’autre des répliques.
Il est vrai que les premières parties du recueil de poésie répondent à la définition de la tragédie classique grâce au retour vers la mythologie – ici, intime – tout en montrant une énonciatrice soumise à la fatalité, alors que celle-ci perçoit difficilement l’issue à son angoisse. La trame tragique transparaît dans son impossibilité d’être heureuse où l’échec semble déterminer à l’avance son sort. Or elle entame tout de même un parcours en explorant ses contradictions. Contrairement à la tragédie classique où le décès des personnages féminins sert souvent, dans une optique de catharsis, à inviter le public à adopter des comportements socialement acceptables, Les Miraculeuses laisse en héritage au lectorat des survivantes, renforçant ainsi la puissance de la vie contre la mort.
Terminant ce livre, a-t-il donné lieu à un autre projet?
Après l’écriture des Miraculeuses, je suis partie à Natashquan pour enseigner à des enfants allochtones et autochtones. C’est un des moments de ma vie où j’ai très peu écrit pour la simple raison que j’étais pleinement satisfaite du contact précieux avec mes élèves, de l’immensité de la mer et du seul divertissement des saisons changeantes. Je n’ai pas ressenti le besoin d’amplifier la beauté, excepté à l’intérieur de ma classe par des ateliers de poésie. Depuis le retour, toutefois, les images nordiques ressurgissent et m’habitent plus encore, comme si la distance permettait de mieux les revisiter. Je conserve en mémoire cette phrase de mon élève, prononcée après un cours d’histoire : « pourquoi vous ne nous enseignez jamais l’avenir ? » Je ne sais pas à quoi ressemble l’avenir ni les projets qui y sont associés, mais j’ai une foi profonde en l’écriture et, il me semble, cela sera suffisant pour la suite des choses.